ABYA YALA

Association de lutte contre toute forme de discrimination par les arts et les échanges

Lutte contre le racisme : la CNCDH alerte sur « la haine de l’Autre »

Article tiré de Mediapart.fr : https://www.mediapart.fr/journal/france/040723/lutte-contre-le-racisme-la-cncdh-alerte-sur-la-haine-de-l-autre

La mort de Nahel, ce jeune homme de 17 ans tué par la police à Nanterre, a fait une nouvelle fois surgir la question du racisme dans la police mais aussi dans l’ensemble de la société. Depuis, deux camps semblent s’opposer : ceux qui en ont conscience et ceux qui nient encore cette problématique, à l’image du préfet de police de Paris refusant de dire qu’il y a « du racisme dans la police ». 

C’est dans ce contexte que la CNCDH rend son rapport annuel dans lequel la commission analyse le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie en France. Si, comme chaque année, les chiffres sont bien plus optimistes que ce que certains débats médiatiques donnent à voir, la CNCDH alerte cette fois-ci sur la haine de « l’Autre ».

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Lors d’une manifestation contre le projet de loi d’asile et immigration, à Paris, le 25 mars 2023. © Photo Xose Bouzas / Hans Lucas via AFP

« Même si l’évolution de l’indice longitudinal de tolérance que mesure le rapport annuel de la CNCDH tend à montrer une lente progression de la tolérance, la lutte contre le racisme et toute forme de haine de l’Autre reste une priorité qui nécessite une attention permanente », prévient Jean-Marie Burguburu, président de la commission. « Après une année électorale marquée par des discours prompts à faire de l’étranger, de l’immigré, ou de leurs descendants, la cause de tous les maux, le rapport 2022 de la CNCDH entend rappeler dans l’un de ses focus les risques de toute essentialisation et instrumentalisation de la haine de l’Autre. »

Médias et politiques mis en cause 

La CNCDH dit s’inquiéter de la banalisation des termes comme celui de « grand remplacement » et des discours stigmatisants qui ont été légion lors de la dernière campagne électorale. Une campagne lors de laquelle une partie des candidat·es semblaient systématiquement vouloir rattraper les idées toujours plus nauséabondes du président de Reconquête Éric Zemmour. 

« En France, le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie tuent, rappelle aussi la commission. Le 23 décembre 2022, le meurtre de trois étrangers d’origine kurde a rappelé que la haine de l’Autre pouvait conduire à des passages à l’acte tragiques. » Elle pointe aussi le traitement médiatique de nombreux faits-divers sanglants (l’affaire Lola par exemple) qui a donné l’occasion de « largement instrumentaliser » et « diaboliser » la figure de « l’étranger » : « La multiplication de déclarations discriminatoires à l’égard de ceux que l’on amalgame dans la catégorie des “immigrés”, qualifiés de dangereux et de menace pour les valeurs de la République, contribue indéniablement à nourrir les rancœurs et à fragiliser le tissu social. » À lire aussi Racisme : contre la haine ordinaire et l’indifférence qui gagne 5 mai 2023

La commission s’inquiète notamment de l’exploitation « d’outils et de procédés rhétoriques particulièrement problématiques », comme le recours à des chiffres sortis de leur contexte, manipulés au service d’une argumentation orientée, voire inventés. Elle pointe notamment le rôle de certains médias qui ont largement mis en scène l’idée d’une confrontation entre « Eux » et « Nous » à l’occasion de « débats ». On pense ainsi à CNews, Sud Radio ou à « Touche pas à mon poste » sur C8 qui ne cessent de relayer des discours essentialisants.

21,4 % pensent que « les enfants d’immigrés nés en France ne sont pas vraiment français »

Depuis 1990, l’acceptation des minorités a globalement progressé en France, avec des moments de baisse, liés parfois à des événements particuliers (attentats, période d’insécurité économique, contexte électoral) ou à leur cadrage politique et médiatique. « Depuis 2016, le niveau de tolérance semble se stabiliser à la hausse », rappelle la commission qui s’appuie sur une enquête annuelle menée par le chercheur Vincent Tiberj. 

Les résultats, baromètre après baromètre, contredisent la thèse d’un rejet de l’islam au nom de valeurs républicaines de tolérance que cette religion menacerait.

L’enquête de la CNCDH

Toutefois, la CNCDH a adapté son baromètre en faisant évoluer son questionnaire de manière plus restrictive. « Désormais, les personnes considérées comme tolérantes seront celles dont les opinions sont les plus affirmées, par exemple celles qui se disent “tout à fait d’accord” avec l’idée que “les Français juifs” et “les Français musulmans” sont des “Français comme les autres” », précise Vincent Tiberj. 

En conséquence, on constate pour l’année 2022 une baisse générale de la tolérance globale observée, et notamment de la tolérance envers plusieurs minorités, de manière significative envers les juifs. On observe aussi « une polarisation accrue en fonction de l’orientation politique et de l’âge ». En clair, si les personnes de droite paraissent déjà beaucoup moins tolérantes que les personnes de gauche dans la version antérieure, le recalibrage accentue cet écart. Même chose entre les « boomers » et les « milléniaux ».

Malgré cela et le contexte électoral, la tolérance envers les minorités « reste élevée » sur quasiment tous les indicateurs. Sur une échelle de 0 à 100, l’indice de tolérance s’établissait, en novembre 2022, à 64 (– 2 points par rapport à mars/avril 2022, mais plus de 13 points depuis 2013).

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Sur une échelle de 0 à 100, l’indice de tolérance s’établissait, en novembre 2022, à 64. © CNCDH

Certains préjugés restent toutefois toujours largement partagés et sont tous en augmentation en novembre 2022 par rapport à mars 2022 : 

  • 59,6 % des personnes interrogées pensent que « de nombreux immigrés viennent en France uniquement pour profiter de la protection sociale ».
  • 49,3 % pensent que « les Roms vivent essentiellement de vols et de trafics ».
  • 42 % jugent que « l’immigration est la principale cause de l’insécurité ».
  • 37,6 % des personnes interrogées pensent que « les juifs ont un rapport particulier à l’argent ».
  • 21,4 % pensent que « les enfants d’immigrés nés en France ne sont pas vraiment français ».

L’enquête montre également « une forte corrélation entre les différents registres d’intolérance ». Ainsi, selon l’étude, une personne rejetant les immigré·es sera plus encline à exprimer par ailleurs « une opinion misogyne, antisémite, anti-islam, anticommunautariste, à se dire raciste ou à considérer qu’il existe des races supérieures à d’autres ».Le même phénomène est constaté pour les personnes islamophobes. « Les résultats, baromètre après baromètre, contredisent la thèse d’un rejet de l’islam au nom de valeurs républicaines de tolérance que cette religion menacerait », analyse la commission. 

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Lecture : la proportion de personnes interrogées considérant les Roms comme un groupe « à part » était de 69 % en 2019, de 60 % en mars-avril 2022, et de 67 % en novembre 2022. © CNCDH

Enfin, l’enquête montre que malgré « l’émergence d’un “nouvel antisémitisme”, qui s’appuierait sur un antisionisme amalgamant et diabolisant “juifs”, “Israéliens” et “sionistes”, les résultats du baromètre tendent à montrer que les opinions antisémites restent largement structurées par les vieux stéréotypes liés au pouvoir et à l’argent ».

La CNCDH s’appuie enfin sur les données statistiques toujours aussi alarmantes. En 2022, le Service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI) enregistre 6 912 infractions « de nature criminelle ou délictuelle, commises en raison de l’origine, de l’ethnie, de la nation, d’une prétendue race ou de la religion ». Après une légère baisse de 2 % entre 2019 et 2020, et une augmentation de 16 % entre 2020 et 2021, ce contentieux enregistre une hausse de 10 % entre 2021 et 2022, note la CNCDH. 

Plus d’un million de victimes invisibles 

Côté justice, en 2021, 7 721 affaires à caractère raciste ont été orientées par les parquets et 7 812 personnes ont été mises en cause. 50 % de ces affaires ont fait l’objet d’un classement sans suite. 

Encore une fois, la CNCDH s’attarde sur le « chiffre noir », lequel désigne l’ensemble des actes racistes non déclarés, qui échappent à la justice. Ainsi que nous le racontons dans le livre La Haine ordinaire publié par la rédaction de Mediapart, plus d’un million de personnes seraient victimes chaque année d’au moins une atteinte à caractère raciste, antisémite, xénophobe.

En 2021 pourtant, seules 1 382 condamnations ont été prononcées pour infractions à caractère raciste ou commises avec la circonstance aggravante de racisme, dont quatre pour discriminations en infraction principale. Ce décalage s’explique notamment par les difficultés à déposer plainte, mais aussi par le manque de formations des institutions sur la question. 

Une enquête (TeO2) réalisée en 2020 indique d’ailleurs que, parmi les répondant·es, le « sentiment de discrimination » a progressé « en partie en raison d’une sensibilisation croissante à cette problématique ». En revanche, très peu de ces victimes de discriminations déclarent avoir entamé des démarches. À lire aussi Plan contre le racisme : le gouvernement combat le « monstre » au lance-pierre 30 janvier 2023

Alors que faire ? La CNCDH note l’annonce en janvier 2023 par la première ministre d’un nouveau plan de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et l’antitziganisme prévu sur quatre ans. Celui-ci prévoit le renforcement de la formation des agent·es de la fonction publique, la volonté d’améliorer la mesure des phénomènes de racisme et des discriminations, notamment par un soutien aux projets de recherche, et de mieux lutter contre le non-recours et l’impunité. Mais pour qu’il soit efficace, la CNCDH rappelle qu’il faudra l’affirmation d’une politique forte avec une stratégie précise et la hausse des budgets alloués à sa mise en œuvre.

Elle formule ainsi douze recommandations prioritaires pour véritablement lutter contre les discriminations. Elle souhaite notamment des formations plus approfondies, qu’une inspection soit diligentée pour enquêter sur l’accueil des victimes et la prise de plainte, que l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) puisse émettre des rappels à la réglementation, et renforcer les sanctions à l’égard des médias.

La semaine dernière enfin, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme estimait que la situation actuelle que vit le pays après la mort de Nahel constitue « le moment de s’attaquer sérieusement aux profonds problèmes de racisme et de discrimination raciale ».Comme pour « les violences policières » ou « le racisme dans la police », le gouvernement a nié en bloc l’idée qu’il puisse y avoir matière à réformer, et a jugé l’accusation « infondée ».

Le rapport de la CNCDH rappelle quelques éléments factuels et le fait que « les autorités françaises ont été particulièrement interpellées par les instances internationales » en 2022. Le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale (CERD) et la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance du Conseil de l’Europe (ECRI) ont par exemple tous les deux alerté sur les pratiques discriminatoires de la France, comme « le profilage ethnique », dans la conduite des contrôles d’identité et, plus largement, « les relations entre la police et une partie de la population ».

David Perrotin